Vous avez dit bonheur ?
Serait-il d'abord à chercher en nous et dans une certaine attitude face à la vie ?
Quand j'étais enfant, on apprenait à l'école un poème de Paul Fort qui disait : "Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, cours-y vite ! Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite. Il va filer." En effet nous courons-tous, pour voir s'il s'y trouve ! et c'est toute la condition humaine que nous interrogeons dans cette quête que renouvelle chaque être qui vient au monde ! et le bonheur peut paraître parfois bien fugace et inaccessible !
Aujourd’hui j'ai envie de partager avec vous ce qu'en disent quelques personnages illustres et les réflexions que cela me suggère. Le bonheur est-il à trouver dans la réussite ou l'abondance ? dans la famille ou nos relations avec les autres ? à l'intérieur de nous-mêmes ou dans une certaine attitude face à la vie ? est-ce de recevoir ou de donner ? Voyons ensemble si nous pouvons percer le secret du bonheur !
Le bonheur se construit, il ne s’exige pas
Pour commencer cet article consacré au bonheur, je voudrais vous partager une histoire personnelle. J'avais environ 25 ans et j'allais plutôt mal, je fréquentais plutôt la nuit et le doute que la joie et le bonheur. Un jour, un ami arrive chez moi et il m'offre un petit livre d'occasion, le Manuel d'Épictète, quelques pages, qui réunissent des propos de ce stoïcien, qui vécut en Grèce de 50 à 130, transmis par son disciple Arrien. Et il me dit "Lis çà, çà te fera du bien."
Après son départ, j'ouvre le livre, et au bout de quelques paragraphes, je tombe sur une phrase qui m'accompagne depuis lors, et que je vous cite de mémoire : "Il n'y a qu'une route vers le bonheur, c'est de renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté."
Cette phrase a alors produit sur moi comme une sorte de satori, ce terme bouddhiste pour désigner un moment d'éveil, qui arrive comme une compréhension instantanée, qui dépasse les mots et les concepts. Un chemin s'ouvrait devant moi, dans la clarté d'une évidence, tout en me montrant un objectif si difficile à atteindre.
Mais j'ai alors commencé à discerner que parfois nous justifions notre malaise intérieur ou nos souffrances psychiques en exigeant de la vie qu'elle cède à tous nos désirs, ou corresponde à nos imaginations et nos idéaux, même parfois les plus déraisonnables, comme des enfants capricieux que rien ne peut satisfaire, au lieu de nous occuper de ce qui dépend de nous et qui est à notre portée.
Il m'a ensuite fallu des années pour discerner dans ma vie et mes aspirations ce qui dépend réellement de moi, de ce qui dépend des aléas de notre existence humaine et sur lequel je ne peux avoir de prise. Épictète ajoute à ce sujet que "ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions, en un mot tout ce qui est opération de notre âme."
Il s'agissait donc de revenir à l'essentiel, la vie intérieure, et ce que je nomme aujourd'hui l'évolution spirituelle, mais revenir à la simplicité de l'essentiel peut être pour certains le travail d'une vie, tant nous sommes sans cesse illusionnés par nous-mêmes et nos mensonges intérieurs, tant nous sommes habités par des personnalités contradictoires qui ont chacune leurs exigences et leur appétit.
Mais j'avais reçu une clé pour ouvrir les questionnements fondamentaux que chacun doit se poser, comme une boussole pour commencer à m'orienter dans cette quête parfois si difficile que nous avons en commun, trouver le bonheur. Et surtout je venais d'apprendre que le bonheur ne s'exige pas, il se construit.
Stoïcisme, bouddhisme, confucianisme
Si j'adhère à cette affirmation d'Épictète selon laquelle, je le cite, "le chemin vers le bonheur consiste à apprendre à renoncer aux choses qui ne dépendent pas de notre volonté", et plus loin, je cite encore, que "ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions, en un mot tout ce qui est opération de notre âme", il me faut alors apprendre à atteindre à une sorte de détachement qui accorde plus d'importance à la vie intérieure qu'aux événements concrets qui peuvent se produire.
C'est bien là, en effet, ce que la compréhension courante retient du mot stoïcisme, école de pensée dont Épictète fut un des plus éminents représentants en son temps. Selon cette école, la voie de l'eudaimonia, en grec ancien, le bonheur, la béatitude, composé de daimonia, génie et du préfixe eu, littéralement bon génie, consiste à accepter le moment tel qu'il se présente, à ne pas se laisser contrôler par le désir du plaisir ni la peur de la douleur, à rester en toutes circonstances dans un état d'ataraxie, de tranquillité de l'âme.
Cette attitude intérieure évoque également l'upekkhā, mot pali pour équanimité, que le bouddhisme theravada, réputé le plus proche de l’enseignement initial du Bouddha, nomme une des quatre brahma vihara, demeures divines, pour symboliser une des qualités que l'aspirant à la libération ultime de la souffrance doit rechercher à travers sa pratique.
Stoïcisme et bouddhisme se sont développés dans des lieux et des cultures très éloignés. Le stoïcisme sera présent du 4e siècle av. J.-C. jusqu'au 4e siècle après, de la Grèce de Zénon de Kition, dont ne restent que quelques fragments, jusqu'à la Rome de Marc Aurèle et de ses fameuses Pensées pour moi-même. Le bouddhisme apparaît en Inde aux 5e ou 6e siècles av. J.-C., à la suite de l'éveil de Siddhartha Gautama, le Bouddha historique, et de la diffusion de son enseignement. Cependant ces deux approches professent que le bonheur est l'aboutissement d'un cheminement ou, comme je l'écrivais plus haut, qu'il ne s'exige pas mais se construit.
Confucius, ce penseur chinois célèbre pour sa doctrine morale, politique et sociale, qui a donné naissance au confucianisme et qui vécut de 551 à 479 av. J.-C. à l'époque de la dynastie Han, considérée comme un des quatre âges d'or de la Chine, osait même affirmer, je cite, que "tous les hommes pensent que le bonheur se trouve au sommet de la montagne, alors qu'il réside dans la façon de la gravir."
Ces cultures antiques sont aujourd'hui encore bien vivantes, le bouddhisme compte des millions d'adeptes tout autour du monde, et le confucianisme des millions d'adeptes en Chine (malgré la terrible "révolution culturelle" initiée par Mao Tse-toung de 1966 à 1976). Quant au stoïcisme, il y a eu une grande influence sur la pensée chrétienne, d'Origène à Saint-Augustin, puis sur les humanistes, et même jusqu'au 20e siècle, par exemple Michel Foucault dans les dernières années de sa vie, ou aujourd'hui Frédéric Lenoir, qui met en exergue de son best-seller Du bonheur, voyage philosophique, trois citations de Sénèque et une d'Épictète.
Mais comment puis-je donc avancer dans cette direction ? Comment lâcher-prise sur les soucis et les inquiétudes que provoquent en nous les difficultés de la vie contemporaine, pour se tourner vers notre vie intérieure et y trouver peu à peu cette tranquillité d'âme, cette sérénité dont la jouissance intime nous garantirait enfin le bonheur ?
Se préoccuper plus d’être que d’avoir
Quand on me pose ces questions, je pense souvent à ce propos de Blaise Cendrars qui disait : "le seul fait d'exister est un véritable bonheur." Cet écrivain français d'origine suisse, également grand voyageur, poète et journaliste, décédé en 1961, avait failli mourir en septembre 1915 durant la grande offensive de Champagne, et il fut finalement amputé du bras droit alors qu'il était droitier. Est-ce donc de frôler la mort qui fait commencer à aimer suffisamment cette vie si fragile ?
En tout cas, dans toutes les cultures et à toutes les époques, des hommes sages ont compris que "le bonheur est toujours à la portée de celui qui sait le goûter", comme l'écrit au XVIIe siècle François de la Rochefoucauld dans ses célèbres Maximes. Il y développe une morale profonde et lucide, destinée à celui qu'il appelle "l'honnête homme", celui qui échapperait à cette pulsion de l'amour-propre qui pousse chaque individu à tout ramener à soi, à raisonner en fonction de son propre intérêt et de ses exigences. Cette disposition intérieure de considération excessive de soi, corollaire de notre absence de conscience spirituelle que nous sommes tous interreliés, comme une immense entité vivante, ne serait-ce pas finalement une des causes profondes de notre malheur ?
Une cause plus immédiate encore, qui entraîne que ce "simple fait d'exister", dont parle Cendrars, ne nous suffit pas à être heureux, tient à notre incapacité à suffisamment nous réjouir de ce que nous avons et de ce que nous vivons. Nous exigeons toujours plus, et dans notre époque consumériste, même quand nous disposons du nécessaire, nous voulons avoir plus, au lieu d'essayer d'être plus, plus humain, plus aimant, plus créatif.
Et toute notre société de consommation, avec cette obsession de la croissance économique, repose sur l'invention permanente de nouveaux désirs, ce dont la publicité omniprésente détient la clé.
"Mon bonheur consiste à savoir apprécier ce que j'ai et à ne pas désirer excessivement ce que je n'ai pas" disait déjà Léon Tolstoï, cet grand écrivain russe à l'aube du XXe siècle, siècle des plus grands massacres et de l'emballement de cette surconsommation qui détruit notre planète, cette maison commune.
J'ai plusieurs fois déjà souligner l'importance de préserver en nous la capacité d'émerveillement de l'enfant, celle que nous retrouvons parfois dans des circonstances exceptionnelles, lors de voyages dépaysants ou d'événements particulièrement joyeux. Mais au quotidien, nous oublions sans cesse que notre vie tient d'une sorte de miracle qui reste inexplicable, en dépit de toutes les prétentions scientifiques à vouloir maîtriser et manipuler le vivant.
Si chaque matin en nous réveillant, nous commencions par remercier d'être à nouveau vivants, désireux de voir et d'apprécier tous les dons de la vie, même si on ne peut nier l'aspect parfois tragique de notre condition, et si nous étions plus soucieux de ce que nous pouvons donner au lieu d'exiger de recevoir toujours plus, ne serait-ce pas là le début d'un lâcher-prise si nécessaire, pour échapper à toutes ces pensées négatives et mortifères qui nous encombrent, ou à ces désirs parfois ridicules qui nous obsèdent ?
En éveillant ainsi en nous cette simple gratitude, nous commencerions certainement à comprendre en profondeur cette parole du Dalaï-Lama qui nous dit : "le vrai bonheur ne dépend d'aucun être, d'aucun objet extérieur, il ne dépend que de nous".
Se libérer des dépendances
Prenons maintenant le temps de réfléchir à ce qu’on appelle parfois l'autonomie personnelle. Quand le Dalaï-Lama nous dit que le vrai bonheur ne dépend d'aucun être, d'aucun objet extérieur, qu'il ne dépend que de nous, il nous alerte sur la nécessité de devenir autonome, de ne plus dépendre, dans notre recherche du bonheur, de ce que nous pouvons avoir, recevoir ou acquérir, ni de la présence, de la reconnaissance ou de l'amour des autres.
Il exprime ici un des fondements du bouddhisme, qui considère qu'il n'est pas possible d'accéder au bonheur et la cessation de la souffrance, sans échapper d'abord aux attachements que nous avons à l'égard de tout ce qui existe, et d'en accepter l'impermanence, celle des objets comme celle des êtres et jusqu'à nous-mêmes.
C'est une des Quatre Nobles Vérités, énoncées par Bouddha dés son premier sermon, que la tradition nous a transmis en pali sous le nom de Dhammacakkappavattana Sutta, ou Sutra de la mise en mouvement de la roue du Dharma. Les trois autres Nobles Vérités sont la réalité de la souffrance, dukkha, la libération de la souffrance, nirvana, et le moyen d'atteindre cet état de libération par le Noble Chemin Octuple. Il est également appelé Sentier du Milieu, car il évite les deux extrêmes que sont la poursuite du bonheur dans la dépendance aux plaisirs des sens et la poursuite du bonheur dans la pratique de l'ascétisme et de la mortification.
Mais revenons, sous un angle plus occidental et psychologique, à cette invitation, dans la formule du Dalaï-Lama, à réfléchir à la délicate problématique de l'autonomie personnelle, et à notre difficulté à ne pas dépendre, sous une forme ou une autre, à la fois du regard et de la considération des autres, comme de la satisfaction de notre besoin de posséder des objets qui nous rassurent.
À l'origine de cette absence d'autonomie, qui est la cause de toutes les sujétions, affectives, sociales, politiques, il y a l'enfant qui dépend totalement de sa mère durant sa vie intra-utérine, dans une symbiose totale, dont je crois qu'une mémoire inconsciente reste active comme un appel sourd à la fusion, dans l'autre, dans le groupe, et comme un besoin de réassurance permanent comme rappel de l'état intra-utérin.
Je pense au grand poète Roger Gilbert-Lecomte et à son fulgurant recueil, La Vie l’Amour la Mort le Vide et le Vent, où il semble vouloir retrouver le pays d'avant-naître, la vie intra-utérine lieu de plénitude. Et, dans un univers très différent, citons également à ce passage étonnant du Talmud, dans le traité Niddah, folio 30b, qui nous dit que le fœtus reçoit l'enseignement de toute la Torah, c'est-à-dire la connaissance du monde dans sa vérité plénière, pendant qu'il est dans le ventre de sa mère.
Mais quand le bébé sort dans l'espace aérien du monde, un ange vient le gifler sur la bouche, lui faisant tout oublier. Ainsi, dés qu’elle vient au monde, la personne serait susceptible de s'égarer et de souffrir en raison de cette perte de connaissance.
Et durant toute notre vie, nous allons ensuite rechercher confusément l'issue, pour retrouver cette connaissance et cette sécurité, par tous les moyens que les êtres humains ont expérimentés, recherche dont l'une des conséquences sera cette dépendance à tout ce qui peut nous procurer une réminiscence de cette béatitude.
Mais nous ne sommes plus des enfants, et nous devons nous constituer comme des sujets autonomes, car en réalité comme le disait Aristote dans, je crois, son Traité à Nicomaque : "Le bonheur est à ceux qui se suffisent à eux-mêmes." Et je rajoute volontiers qu'il en est de même pour la liberté. Nous ne pouvons atteindre au bonheur sans l'effort d'apprendre à établir avec les objets un rapport d'usage et non de désir compulsif, et avec les êtres humains des rapports de compagnonnage et non de sujétion ou de dépendance émotionnelle.
Pour autant il ne s'agit pas de devenir égoïste et indifférent aux autres, ce qui est une tentation courante, mais au contraire d'établir avec eux ces rapports vibrants et aimants que permet un vrai travail sur soi, grâce auquel on apprend à discerner entre l'amour-besoin et l'amour-partage, et qui sait se déprendre peu à peu de l'un pour favoriser l'autre.
Quant aux objets, apprenons à nous contenter du nécessaire, à discerner ce dont nous avons réellement besoin pour notre subsistance ou nos projets, et à éviter de succomber à ces désirs compulsifs d'avoir, par compensation d'une tristesse, d'un manque ou d'un échec, et libérons-nous de la recherche effrénée et épuisante de l'argent roi.
Comme toujours il s'agit de trouver la bonne mesure, d'observer d'abord lucidement et honnêtement comment nous nous situons par rapport à nos dépendances, puis de progresser patiemment et sans se juger vers une réelle autonomie pleine de gratitude et de bienveillance.
Construire du sens
Poursuivons notre réflexion engagée autour du rapport complexe entre le bonheur et l'autonomie personnelle. Accéder au bonheur serait-ce donc de réussir à dépasser nos béances profondes, ce vide de sens et ce manque quasi viscéral, conséquences lointaines de la perte initiale de la béatitude fusionnelle du fœtus et de l'entrée dans le monde de la séparation et de la dualité ?
Serait-ce donc de reconstruire, sous des modalités différentes, selon les origines, les époques et les cultures, le sens perdu, cette Torah oubliée lors du passage de l'univers liquide intra-utérin à l'espace aérien fait de respirations, de rythmes et d'alternances ? afin d'atteindre à un état de conscience et d'autonomie personnelle qui donne une densité acceptable à cette courte existence qui est la nôtre, battement d'ailes au regard de l'histoire ou du temps long des galaxies, pour être prêt à accueillir, en toutes lucidité et sérénité, le retour à l'état indifférencié, à la poussière selon les uns, pour d'autres à l'éternité, au-delà de l'autre passage ?
N'est-ce pas Rainer Maria Rilke, ce poète et écrivain allemand qui vécut de 1875 à 1926, auteur des Cahiers de Malte Laurids Brigge, des Élégies à Duino ou des célèbres Lettres à un jeune poète, dont toute l’œuvre interroge la nature humaine et l’amour avec une acuité spirituelle et une délicatesse bouleversante, qui écrivait : "O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort, donne à chacun la mort née de sa propre vie" ?
Si le bonheur est une construction du sens, il exige d'abord de s'engager dans un travail profond d'acceptation totale et inconditionnelle de notre solitude ontologique, la séparation de la naissance, et de notre condition humaine mortelle, sans lequel l'existence s'épuise à répondre à toutes les dépendances inconscientes dont nous sommes les esclaves, et qui nous font tributaires de tout ce qui peut, pour un temps plus ou moins long, combler ces béances profondes dont je parlais plus haut.
C'est le ressort terrible, qui est au cœur de toutes les formes de sujétions, psychologiques, sociales, religieuses et politiques. Seul l'être qui se suffit à lui-même dont parle Aristote, ce qui je le répète n'a rien à voir avec l’égocentrisme et l'indifférence aux autres, peut risquer l'aventure de la liberté.
Échapper aux dépendances multiples qui nous entravent et réussir à dire un grand Oui ! à notre condition humaine mortelle, un grand Oui ! à la vie, en cessant d'être l'objet de ces esclavages inconscients, ne sera possible que si nous réussissons à nous extraire de cet état de demi-sommeil dans lequel nous vivons, entraînés sans cesse dans le flux de nos journées, par tout ce qui nous préoccupe et par l'agitation de ce qui nous entoure.
Il devient indispensable, dans nos sociétés contemporaines, saturées de bruit, d'informations, de contraintes et de publicité, de faire un effort de retour à l'essentiel et d'attention, pour établir en nous un observateur qui puisse voir de ce qui se joue à l'intérieur de nous-mêmes et apercevoir, en toute humilité et sincérité, ces dépendances acquises dont nous pourrons ensuite, une fois mises en pleine lumière, progressivement nous libérer.
Être attentif à soi et au monde, c'est comme s'extraire d'un torrent qui vous emporte et vous prive de choisir où vous voulez aller et qui vous voulez être, c'est aussi lâcher les valises du passé et les projections vers l'avenir pour être présent ici et maintenant, ouvert à toutes les richesses du vivant sans préjugé de ce qui advient.
Un siècle avant Jésus-Christ, Liu Xiang, ce célèbre érudit confucéen de la dynastie Han, qui fut le compilateur du Shanhaijing, le Livre des monts et des mers, source principale des mythes chinois les plus anciens, certains encore très populaires aujourd'hui, disait déjà : "Le bonheur vient de l'attention aux petites choses, et le malheur de la négligence des petites choses."
Se découvrir relié à tout le vivant
Abordons, pour finir, cette recherche du bonheur sous un angle plus métaphysique, en examinant ce que suggère notre condition d'être séparé, condamné à cette solitude ontologique qu'initie notre naissance, quand nous quittons l'union intra-utérine de la matrice maternelle.
C'est alors l'entrée dans le monde de la dualité, je ne suis plus comme une partie de l'univers-mère, j'habite à présent dans la maison monde où tout est autre, il y a d'abord moi et ma mère, encore toute proche et dont je peux boire encore le lait, mais elle commence elle-même à m'inventer autre et me met peu à peu à distance, je ne dors plus toujours avec elle. Car apparaît ce père, le premier autre radical, un tout autre qui exige sa place auprès d'elle, puis je découvre qu'il y a aussi moi et les objets, moi et tous les autres.
L'entrée dans le monde physique cristallise donc peu à peu en nous un état de conscience séparée, où les seuls liens qui vont se constituer sont de nature grégaire, souvent à dominante émotionnelle ou sociale, "qui se ressemble s'assemble" comme dit le proverbe. Ainsi les humains se lient autour d'intérêts partagés, le couple et la famille, des amitiés nées d'activités ou de passions communes, des groupes intellectuels, religieux ou politiques, des projets professionnels, etc... chaque lien devenant une identité collective à porter et éventuellement à défendre contre des identités contraires.
Et au fond de chacun de ces liens subsiste, comme critère de validité, la réponse à un besoin individuel, répondre à l'appétit insatiable de l'ego, qui s'est constitué tel qu'il est par mimétisme, en adoptant, comme par capillarité, d'abord les modèles les plus proches de lui, puis tous les us et coutumes de son époque, transmis par l'éducation, les médias, les modes de vie, l'organisation sociale.
Et nous sommes sans cesse, plus encore à notre époque où tout fonctionne par slogan, sommés de choisir notre camp. Nous ne pouvons qu'être avec ou contre ce qui se présente à nous, contraints de réduire notre rapport au monde à cette attitude binaire effrayante, qui parfois me glace au plus profond, car elle réveille en moi le souvenir de ces nazis qui, d'un coup d’œil à la descente des wagons, choisissait qui devait survivre ou mourir.
Ainsi, devant ce qui se présente à lui, l'homme d'aujourd'hui zappe, selon son préjugé, entre ce qui est recevable ou rejetable, sans comprendre qu'il se prive de découvrir les infinies modulations du vivant et tout le bonheur que cela peut lui procurer, ni qu'il réduit ainsi la complexité du monde à du consommable, autorisant peu à peu la transformation de l'humain en une sorte de marchandise, et lui-même se réduisant à une sorte de zombie, qui court pour assouvir ses dépendances multiples, comme la poule, à qui on a coupé la tête, qui persiste encore à faire quelques mètres...
Or ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est aussi sa faculté à reconstruire, dans le monde de la séparation, par le travail spirituel et le changement de soi, le lien intime avec tout le vivant, et donc à retrouver en lui l'unité perdue lors de la naissance.
En échappant peu à peu à cette pulsion de l'amour-propre qui pousse chaque individu à tout ramener à soi, à raisonner en fonction de son propre intérêt et de ses exigences, comme le disait de la Rochefoucauld, nous pouvons commencer d'abord à comprendre, puis à percevoir, que nous sommes tous interreliés, comme une immense entité vivante, où toute pensée, toute parole et tout acte agit sur chacun.
Si vous commencez à comprendre que cet état de conscience séparé, et tous les tourments qui nous traversent et qui en sont la conséquence, est lié à nos limites dans un corps, un espace et une temporalité, mais qu'il n'est que l'échafaudage sur lequel s'élever peu à peu à un état de conscience intégral, présent et participant à la circulation des infinies variations du vivant, lequel n'est qu'un flot infini de vitalité, de créativité, qui se particularise à travers chaque être et chaque partie du monde, alors vous pourrez entrevoir la noblesse de notre destinée spirituelle.
Ainsi, au début du livre de la Genèse, il est dit que le Jardin d’Éden, le jardin des délices et du bonheur, nous a été confié pour le garder et le cultiver. Mais ce jardin n'est pas dans un autre monde, il est un symbole de la possibilité de l'être humain de faire de ce monde un lieu où les délices soient préservés, en retrouvant d'abord cet état intérieur, qui devra ensuite infuser dans le collectif, lié à notre potentialité d'être le lien entre tous les éléments du vivant et d'en être le garant, et ensuite, depuis cet état sublime, d'en cultiver toutes les possibilités conséquentes, les fleurs du jardin.
Pour se hausser à cet état de conscience, qui lui procurera un bonheur partageable et diffusable dans la société, chaque être doit d'abord réapprendre l'amour libéré de l'ego, l'Amour du don de soi, qui seul sera à même de retisser les liens de bienveillance et de partage entre tous les êtres.
Cet apprentissage de l'amour, qui n'est autre que l'ouverture à plus grand, plus immense que notre moi crispé sur ses peurs et ses intérêts, et qui passe par la connaissance et la transformation progressive de soi, ouvre en nous des canaux par lesquels s'épanchent cette joie et cette vitalité qui ne sont peut-être que celles de l'infini, de Dieu, de la Vie, comme vous choisirez de le nommer, qui retrouve peu à peu en nous sa respiration naturelle, son espace de lumière.
© Jérôme Nathanaël
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Ces Chroniques du Mieux-Être sont le blog de mon site jeromenathanael.com. Je pratique la thérapie holistique d’orientation spirituelle en cabinet au nord de Paris, France, ou en visio WhatsApp.
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